Deuxième « étape-test » sur le canal du Midi, toujours à pied, dans la vallée de l’Hers. Cette fois-ci, je dors chez des copains à proximité de Toulouse. Objectif de la journée : partir de Baziège, et atteindre Villefranche-de-Lauragais, soit une petite balade de 14 km. Bien évidemment, en cours de route, j’ai eu envie de pousser un peu plus loin…
Point kilométrique 28
Après une bonne dînette en compagnie des amis qui m’hébergent pour la nuit – qui fut courte pour le coup – je me réveille dans une caravane avec vue sur le potager et les champs alentours, dans une bourgade non loin de Pompertuzat. Un café et hop ! Il est déjà l’heure de partir !
Je retourne à Baziège et reprends la marche pile poil là où je l’avais interrompue avec, cette fois-ci, un sac un peu plus chargé, histoire de voir comment mon corps va réagir.
Je parviens rapidement à la hauteur de l’écluse d’Ayguevives, ou de Ticaille, datant de 1670. Cette ancienne écluse double, sise devant l’ancien moulin de Ticaille (1831) dont la minoterie a fonctionné jusqu’en 1936, a été modifiée à la fin des années 1970.
J’emprunte par endroits des chemins bordés par des allées doubles de platanes. L’un d’entre eux débouche au niveau du pont-aqueduc d’Ayguevives (1685), dit aussi « le Gilade » (du nom de son constructeur), sous lequel passe l’exotique « Ru Amadou » (et Mariam), ruisseau aux crues incontrôlables, et autre affluent de l’Hers-Mort. Le petit-pont aqueduc est fait de brique, et il ne possède pas de parapet, ce qui permet au flâneur de marcher au plus près des berges.
Ici, on pourrait presque caresser la surface de l’eau, tant elle est proche. Les feuillages se reflètent à la surface du canal, comme dans un miroir. J’admire la majesté des arbres dont les troncs s’inclinent vers l’eau, enveloppant les rares embarcations de leur doux ombrage. Entre deux passages de bateaux, l’onde reste immobile. À peine est-elle parcourue par une légère brise qui fait frémir les plumes des canards.
Point kilométrique 29
Le parcours continue sur d’autres belles allées ombragées, puis le chemin est à nouveau à découvert. J’atteins à présent l’écluse du Sanglier, ouvrage à deux bassins, doublé d’un pont en briquette. L’écluse a été construite aux alentours de 1670, puis elle a connu quelques modifications au XVIIIe siècle ; la maison éclusière date quant à elle de 1752. Cette écluse est la seule du canal à ne pas porter le nom d’un lieu ou d’un cours d’eau, mais celui d’un animal. Une légende veut qu’un énorme sanglier se soit pris dans le fond du bassin lors des travaux de réalisation de l’ouvrage.
À Montesquieu, je m’arrête un instant pour admirer le pont d’En Serny, aux pieds duquel je découvre une sorte de colonne. Il s’agit d’une pierre de halage, probablement multi-séculaire, qui servait au remorquage des péniches et des coches d’eau navigant sur le canal. Ces blocs de pierre permettaient de manoeuvrer les bateaux à l’aide de câbles à l’approche d’un obstacle (virage, pont, écluse). Elles protégeaient les piles des ponts, dont les briques s’abîmaient facilement.
Jusqu’à l’apparition de la propulsion motorisée, les embarcations étaient tractées par des chevaux et des mulets. Les mariniers voyageaient généralement avec leur animaux à bord, tandis que les charretiers faisaient étapes dans des relais pour changer de monture. Il existait aussi une traction humaine, dite « à col d’homme ». Des hommes et des femmes ont ainsi revêtu la « bricole », un harnais passé en travers de la poitrine, grâce auquel ils s’attelaient aux bateaux qu’ils tiraient depuis la rive dans un véritable travail de force.
Les pierres de halage sont les derniers témoins de cette époque révolue. Elles gardent la marque des innombrables passages de cordes, qui ont mordu le roc pendant toutes ces années.
Point kilométrique 33
On vient de le voir, la présence d’écuries sur le canal était justifiée par le travail du halage. Justement, j’arrive à l’écluse de Négra (1670), qui a conservé un intéressant ensemble éclusier : grange-écurie datée de 1750, servant aujourd’hui de remise, anciens magasins, maison éclusière, puit, ancien hôtel de voyageurs.
On a du mal aujourd’hui à se figurer la grande activité qui a pu régner sur ce petit hameau fluvial. La Négra constituait la première étape des anciens coches d’eau, les « barques de poste », qui faisaient naviguer leurs passagers de Toulouse à Agde, et ce dès la création du canal du Midi. Les voyageurs faisaient halte à la Négra pour le repas de midi, appelé « la dînée », avant de continuer leur chemin vers Castelnaudary. Certains bâtiments nécessaires à leur confort ont disparu, comme la glacière, la blanchisserie, les caves et les cuisines.
Il subsiste cependant de cette époque une petite chapelle, qui jouxte la maison de l’éclusier. Sa présence sur le site est attestée depuis 1692. C’est la dernière en fonction sur le canal du Midi. L’intérieur est un peu kitsch, notamment le plafond peint en trompe-l’œil et de manière relativement naïve. Et certains éléments de décoration, comme le tableau-tapisserie pixelisant le Christ, feraient le bonheur de n’importe quel hipster.
À l’entrée du lieu se trouve une barque en bois, dans laquelle sont disposées fleurs et eau bénite. On peut y lire l’inscription « Notre-Dame des Eaux, Reine des bateliers, veuillez sur nous, PPN (Priez Pour Nous) ». La barque accueillait autrefois la statue de Notre-Dame des Eaux, qui se trouve aujourd’hui à bord du Je Sers, un bateau-chapelle amarré à Conflans-Sainte-Honorine.
La figuration de la sainte est originale. Elle porte une large cape et tient devant elle un garçonnet (Jésus) dont le bras se tend vers un l’horizon sans fin. Cette image a été reproduite sur une plaquette en aluminium de la forme d’une pièce de monnaie, que les bateliers conservaient à bord pour protéger leur embarcation. On en trouve un exemplaire sur la porte de la chapelle.
C’est tout un pan de l’histoire de la batellerie qui est conservé dans ce lieu, certes modeste. Il porte en effet la mémoire de la chapelle des mariniers du port Saint-Sauveur (démolie dans les années 2000, puis reconstruite). Cette chapelle était gérée par des sœurs franciscaines. Les soeurs ont été très actives dans la communauté des bateliers du midi. Elles ont permis la scolarisation des enfants de mariniers, qu’elles accueillaient dans un internat. Elles ont aussi participé à la création de l’Entraide Sociale Batelière, qui apportait un soutien important aux bateliers.
Les Voies Navigables de France se partagent les bâtis de Négra avec la société de location de bateaux de plaisance Locaboat. C’est le début de la saison. De nombreux touristes attendent que leurs pénichettes en plastique leur soient remises, certains assis sur leurs valises.
Information importante, le lieu dispose d’un point d’eau. Le ravitaillement en eau potable est en effet crucial pour ceux qui, comme moi, entreprennent le périple à pied (cela deviendra d’ailleurs une de mes préoccupation majeure le long du canal). On peu même se rafraîchir dans une douche proprette mise à disposition des voyageurs.
L’écluse de Négra est succédée par un pont-aqueduc du même nom, qui chevauche la Thésauque. Ses voûtes sont presque invisibles tant la végétation y est dense. Le long des anciennes écuries et sur le pont, j’aperçois à nouveau ces blocs de pierres dont le relief a été dessiné par les cordes de halage.
Histoire de changer un peu du patrimoine historique, le chemin de halage propose une transition par un pont-tunnel de facture moderne, dans lequel on peut admirer un magnifique graff faisant la synthèse entre la symbolique illuminati et le militantisme de comptoir. Sur une base d’injonctions à vous faire saigner le Bescherelle.
Un peu plus loin, ce vent de folie continue avec l’apparition, au milieu des champs, de drôles d’installations… Voiture plantée tête bêche dans le pré, dôme en construction, avant de camion intégré à une façade, clôture de jardin réalisée à partir de vieux vélos… Quel est ce lieu ?
Point kilométrique 37
Mais revenons à nos rognons, car c’est du canal dont il est question ici. Je continue mon chemin et parviens à l’écluse double de Laval. Elle est automatisée, comme la plupart des écluses du Lauragais. L’architecture initiale de ces écluses reste inchangée. Elles ont d’ailleurs conservé leurs larges bassins en forme d’olive.
Plus loin, mon regard s’attarde sur le paysage environnant. Les champs de céréales se succèdent le long du canal. Les blés dorés, flamboyant sous le soleil du Midi, attendent le regain.
J’aperçois au loin le clocher de l’église Saint-Martin de Gardouch. À la base, j’avais prévu de visiter plusieurs villages lors de chacune de mes étapes. Mais finalement, la marche le long du canal me suffit amplement. Et puis j’ai la chance d’habiter dans la région, et de pouvoir revenir dans les environs à tous moments.
Ce sont à nouveau de belles allées de platanes et de chênes qui me mènent au pont-canal de Gardouch (1689), qui enjambe le Gardijol. Le nom originel de ce cours d’eau est le « Garde-jol », en référence à l’ivraie (le jol ou jòlh en occitan). C’est une plante particulièrement nuisible aux céréales. Provoquant une sorte d’îvresse quand elle était consommée, cette graminée a été longtemps diabolisée par une parabole de l’Évangile.
Les paysans du coin ayant constaté que cette plante parasite était inexistante aux abords du ruisseau, on se mit à croire que ses eaux possédaient quelques propriétés magiques. Superstition ou réalité ? Il faudrait pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie…
Point kilométrique 38
Me voilà maintenant rendue au niveau de l’écluse de Gardouch, où siège aujourd’hui l’Estanquet. Juste à côté du restaurant, randonneurs et cyclistes peuvent profiter d’une aire de pique nique, calme et ombragée, et pourvue d’un point d’eau et de sanitaires.
Face à la maison éclusière, qui est flanquée d’un joli pont, se trouve un petit port faisant office de halte nautique. L’alignement régulier des maisonnettes n’est interrompu que par la silhouette de l’ancienne minoterie, qui se dégage de l’ensemble.
Plus loin, je longe à nouveau un secteur occupé par les péniches d’habitation, dont quelques spécimens originaux… Un big up spécial pour celle qui possède un pédalo rose des plus charmants.
La marche reprend, et je laisse mes pensées défiler, tout comme les kilomètres…
Nouvelle incidence dans le paysage, le pont-aqueduc des Voûtes (1688) se présente en face de moi. Également appelé pont-aqueduc de l’Hers, il est situé entre Gardouch et Renneville. En contre-bas, les eaux de l’Hers arrosent une végétation sauvage à travers de larges déversoirs.
Au milieu des herbes folles, des bouts de murets et une sorte d’aménagement en paliers attirent ma curiosité. J’essaye de décrypter l’ensemble, sans y parvenir. Il me faudra quelques recherches sur internet pour comprendre qu’il s’agit en fait des vestiges de la piscine communale des Voûtes, en service dans les années 1930.
On peut encore deviner l’emplacement des vestiaires, des gradins, d’une terrasse et d’un plongeoir, à moitié disparus sous l’envahissant décor naturel. L’ancienne buvette, quant à elle, s’écroule gentiment sous le regard indifférent des passants.
Après la succession d’allées et de larges voies empruntés dans la matinée, j’avance maintenant sur un chemin de halage, plus sauvage et étroitement contigu au canal.
Je dépasse des pêcheurs et leur barda (filets, bières et Motobécanes), au calme derrière une rangée d’arbustes. Quelques centaines de mètres plus loin, je suis rattrapée par le bruit assourdissant de l’autoroute. Le chemin, dans un virage, rejoint en effet le tracé de cet axe de circulation.
Une fois sortie du brouhaha du trafic, tout retombe, et je retrouve l’atmosphère sonore du canal, si apaisante. Trois types de sons s’offrent à moi : le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles, le rythme de mon pas.
Tout-à-coup, sur la rive d’en face, j’aperçois un héron cendré. Il me toise, me jauge, comme interloqué par ma présence. Je ralentis pour ne pas l’effrayer. J’avance doucement, pas à pas. Mais au bout d’un moment, il doit juger que je suis trop proche de lui. Je fais quelques pas de plus. Il prend son élan et disparaît dans une envolée soudaine.
Cette scène me conforte dans le fait d’avoir opté pour la marche comme moyen de locomotion : je suis persuadée qu’en vélo, je n’aurais pas pu vivre cet instant privilégié.
Point kilométrique 43
Encore charmée par cette rencontre, je décide de ne pas sortir à Villefranche-de-Lauragais comme prévu, et de continuer mon chemin.
Je fais une courte halte le temps de faire le tour de l’ensemble éclusier de Renneville. Ses bâtiments, comprenant des anciennes écuries, un pigeonnier, un appentis et une porcherie-poulailler, semblent tous désaffectés.
Les pierres de halage de l’écluse sont elles aussi marquées comme celles que j’ai vu précédemment. Au bout du quai recouvert de briquettes, une maisonnette servait autrefois de support à une fontaine.
De là, le chemin s’élargit et je progresse à nouveau à l’ombre des platanes.
Point kilométrique 45
Sagement assise au bord de l’eau, la petite maison éclusière d’Encassan possède une génoise à trois rangs, encore visible sous le toit du logis. Ce type de frise, réalisée à l’aide de tuiles-canal, était très en vogue au XVIIe siècle.
Les bassins des deux écluses sont bordées de lauriers-roses, arbustes symboliques du Midi.
Et c’est reparti pour un enchaînement d’allées ombragées…
Point kilométrique 47
La maison de l’écluse d’Emborrel, plus massive que celle d’Encassan, possède elle aussi une génoise sous sa toiture, ainsi qu’un petit appentis sur l’un de ses flancs. On a malheureusement repeint tous ses volets en marron, alors qu’il y a peu ils arboraient encore le traditionnel vert d’eau qui est de mise le long du canal.
De l’autre côté de la maison, un repère de l’I.G.N. appartenant au réseau de nivellement, indique l’altitude du site.
C’est à regret que j’atteins le pont qui marque la fin de la rando… Déjà ! Je consulte ma montre, et adopte un pas plus dynamique pour rejoindre la gare d’Avignonet-Lauragais. Sur une route qui sinue entre les champs de blé, un bouquet de tournesols égarés vient troubler le paysage.
J’attrape juste à temps le train qui me ramène à Toulouse. Encore une étape et puis ce sera le grand départ pour rejoindre l’étang de Thau d’une traite. J’ai hâte !
[separator type= »space »]De Baziège à Avignonet Lauragais – 21km
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Bilan
Espèces observées : vélocipèdes, coureurs, pêcheurs d’écrevisses, libellules roses et bleues, papillons, crapaud, pies, poisson rouge, canards, héron cendré
Flore : platanes, chênes, figuiers, cerisiers, acacias, tilleuls, noisetiers
Chansons braillées : Pump The Jam de Technotronic (merci Virginie pour le jeu de mot avec Pompertuzat), Bébé Requin de France Gall (oui, mes goûts musicaux sont très éclectiques), Babooshka de Kate Bush (en remplaçant le mot « Babooshka » par « Gardouch »)
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Pour briller en société (et gagner des camemberts au Trivial Pursuit)
[separator type= »thin »]Un peu de vocabulaire… La bassinée, késaco ?
Une bassinée, une éclusée ou une sassée, désignent les manœuvres permettant de franchir une écluse, du remplissage à la vidange du sas.
Prochaine étape
Étape 3 – De Avignonet-Lauragais à Bram –31km
Tout savoir sur ce projet de micro-aventure : par ici.
Tout lire depuis le début : c’est par là !
Miam : une baignade dans le canal du Midi ! J’ignorai que cette piscine existait… 🙂
En tout cas, même sous une forte chaleur, je n’aurai jamais envie de me baigner dans ces eaux vaseuses^^